Kenza Benjelloun: La création ne peut advenir sans la liberté | Réalisé par : Abdelwahed Meftah

Elmawja – Parlez-nous de vos débuts dans la peinture et les arts plastiques en général

Après des études de stylisme je sentais le besoin d’approfondir ma pratique dans le domaine de l’art

Je me suis inscrite en 1989 donc à l’Ecole des Beaux arts de Casablanca puis grâce à une convention qui la liait à l’Ecole des Beaux-Arts d’Aix en Provence j’ai pu m’inscrire dans cette dernière en fin 1991

A Casablanca les études étaient orientées surtout vers l’art moderne.  Moulim et Rabii qui avaient crée l’atelier d’esthétique recevaient les étudiants de l‘école de Casablanca et ceux de la Faculté des Lettre de Ben M’sik tous les samedis matin. Cet atelier était ouvert aux artistes, écrivains, poètes et intellectuels

Des rencontres s’organisaient autour de thématiques littéraires et artistiques: (art plastique, photo, cinéma, musique, nouvelle, roman, poésie..) que chacun de nous présentait selon sa spécialité

Cet atelier était un vrai tournant pour moi; je voyais à quel point j’avais du chemin à parcourir. Mais déjà j’apprenais à croire et à aimer ce que je faisais mais aussi à m’interroger sur ma démarche, à bousculer mes apriori et mes certitudes. J’avais choisi comme sujet de travail, dans la peinture, Le silence et le vide

A Aix en Provence, la tendance était tournée essentiellement vers les nouvelles technologies, mais mes  préoccupations restaient toujours liées à la peinture abstraite …. le silence et le vide… la quête de soi… je ne le saurai que bien plus tard, à travers cette pratique, j‘aiguisais le sens de mon individualité; j’apprenais à être tout simplement

Mon expérience dans le monochrome dura15 ans au total

Du vert au bleu au rouge je vivais dans ma peinture comme dans une lutte; la couleur seule tournoyait et creusait en moi jusqu’à saturation. C’est dans ces moments là, que s’ouvrait à moi le monde de l’art contemporain, ce monde que je côtoyais durant mes études aux Beaux Arts d’Aix en Provence

 Elmawja -Vous avez plutôt tendance à revendiquer une liberté sans limite dans votre travail, en témoigne ce flux expressif dans votre peintre, que voulez-vous nous communiquer à travers cela

Face à mon support je rentre dans un combat continue et sans relâche, une rage en moi s’exprime…. ma peinture est abstraite et tout ce que j’ai essayé de partager à travers la couleur et ce geste tournoyant qui se répète inlassablement et sans limite c’est une émotion un sentiment qui revient à chacun d’interpréter, de ressentir… Quant à la liberté elle est nécessaire à l’art. La création ne peut advenir sans la liberté. Ceux qui la maitrisent la répriment ou la réglementent ne peuvent prétendre à la création. Je crée donc je suis libre

Elmawja – Vous semblez bâtir votre projet esthétique sur une plate forme philosophique ce qui donne un cachet particulier à votre style, que signifie pour vous ce dialogue entre la philosophie et l’art

Je ne sais pas vraiment …. Ou…. je pense que l’art et la philosophie creusent chacun dans les profondeurs de l’être, tous deux prônent les libertés, interrogent sans détour notre vie, notre devenir et mettent en crise nos certitudes. L‘art et la philosophie font peur dans des pays où règne la répression car c’est à travers eux que les esprits s’éveillent et se rebellent

L’art et la philosophie sont des domaines qui s’expriment différemment mais qui puisent dans la même source : la vie et la mort

J’aime beaucoup cette phrase de Deuleuze dans Qu’est-ce que la philosophie: « Les artistes sont comme les philosophes […], ils ont souvent une trop petite santé fragile, mais ce n’est pas à cause de leurs maladies ni de leurs névroses, c’est parce qu’ils ont vu dans la vie quelque chose de trop grand pour quiconque, de trop grand pour eux, et qui a mis sur eux la marque discrète de la mort

Elmawja – Pourquoi vous attachez-vous à l’abstraction dans votre peinture

l’abstraction est un moyen de faire parvenir nos sentiments et nos émotions sans passer par les mots ni par une représentation figurative quelconque… c’est pour moi dans ce silence et ce vide que s’opèrent  tous  les changements

Ceci dit un choix n’est jamais vraiment pris au hasard… il y a toujours une raison cachée qui finit par faire son bout de chemin pour parvenir un jour à nous révéler son sens

Attachement / conditionnement

Dans ma pratique artistique contemporaine je me sens toujours dans mon combat intérieurautant que dans la peinture

Après le 20 Février le mutisme de l’abstraction ne pouvait plus durer et répondre à ma peur et ma colère… Mon regard qui aspire à une société moderne s’est tourné directement vers ce que nous vivons dans notre quotidien, vers la condition de la femme face au daïschisme social, face au patriarcat et face à une religion sclérosée. Je crie ma peur et dénonce tous ce qui est une entrave à nos libertés individuelles et de conscience

Elmawja -Lors de vos dernières sorties artistiques vous semblez quitter la sphère de la peinture vers d’autres pratiques artistiques nouvelles: la vidéo, l’installation, la performance, pourquoi cette direction? une seule forme d’expression ne vous suffit-elle pas

Les pratiques artistiques contemporaines ne reconnaissent plus ce clivage comme dans l’art moderne où l’artiste est dans son atelier, dans sa solitude face à son intériorité

Les différents modes d’expressions que j’utilise actuellement, contribuent à enrichir mes idées et les décliner de différentes façons… je me trouve dans un chantier riche de possibilités où je mets en pratique mes intentions mes préoccupations

Elmawja – Vous êtes une artiste rebelle contre les traditions, pourquoi cette rébellion? ne craignez-vous pas de vous trouvez dans des Clash avec les récepteurs de votre travail

Je ne pense pas que cela ait été voulu ni même conscient dans mon éducation mais j’ai grandi dans la peur comme beaucoup…. j’ai appris à avoir peur de la forêt, peur de dieu, peur de parler, peur du makhzen peur de l école,  peur d’avoir peur,bref la crainte est en moi mais l’art est une liberté qui me donne la possibilité d’interroger ma vie et de lui donner un sens

Les traditions ne me dérangent pas tant que les choix restent personnels et ne s’imposent pas à moi… ce qui me fait réagir c’est ce fascisme traditionnel et religieux qui s’installe chaque jour dans nos vies parfois sans faire de bruit et qui un jour ne vous laisse plus le choix… je suis visée en tant que femme. Nous sommes dans un tournant et où les modernistes et les traditionalistes vivent une grande lutte …Alors rentrer en contradiction avec le récepteur fait aussi partie de l’oeuvre

Elmawja – Quels sont vos nouveaux projets artistiques

Je souhaite que ma dernière exposition le Cady de la Moudawana puisse être  réalisée dans d’autres villes au Maroc pour ainsi continuer à susciter des débats comme ceux qu’elle a initié à Casablanca

Je prépare une performance sur le harcèlement; une continuité de la performance le Précis Patriarcal

Je ne sais pas exactement ce qui va en sortir mais mon travail se tisse essentiellement sur le châssis de notre quotidien: les contradictions, les relations ambiguës hommes/femmes, la place du patriarcat

Encore et toujours dans ce combat, je crie ma peur,ma colère, face à une idéologie traditionnelle et religieuse qui tente d’uniformiser notre société selon un modèle du Moyen Âge