VALERIO MAGRELLI | Traduit de l’italien par Jean-Yves Masson
Ora serrata retinae (1980)
Demain matin je prendrai une douche,
rien d’autre n’est sûr.
Un avenir d’eau et de talc
où rien n’arrivera, où personne
ne frappera à cette porte. Le fleuve
oblique coulera entre la vapeur et moi,
et comme un ermite je resterai assis
sous la pluie tiède,
mais ni mirages ni tentations
ne traverseront le miroir opaque.
Immobile et silencieux, parcouru
de ruisseaux infinis,
je resterai immobile dans le courant
comme un tronc ou un cheval mort,
et finirai échoué dans les pensées
au bord du delta solitaire de l’esprit
enchevêtré comme un sexe de femme.
Voici la longue paupière de la femme,
le vaste sourcil qui traverse
la pensée après la pluie
et l’illumine. Son arc
mesure le soir dans le silence
en parcourant rêveusement
la clarté courbe du ciel.
Telle est la dernière porte
d’un antique aqueduc de regards.
Les lèvres sans désir
sont des draps
étendus pour sécher.
Seul le vent les effleure,
étendards de mélancolie.
Ce ne sont pas les lèvres
de cette fille,
peuplées de baisers,
branches touffues
aux ombres pesantes.
Le sexe ouvre des abîmes vertigineux
dans le corps de la femme,
et le regard se presse
entre ses ombres
et la pensée en souffre.
Le désir est cette
fructification de l’émotion
à la limite des membres.
Comme un terrain piétiné, il résonne
profondément, creux et abandonné
comme une terre ébranlée,
ce clair corps de femme,
comme un animal battu, ce dos
rendu luisant par des mains silencieuses
comme un pierre polie
par le cours d’autres pierres,
sans parfum et sans voix,
bouche consumée et faible
comme une plante dont on s’est trop servi,
sans ombre, touchée de tous côtés,
meurtrie de toutes parts, champ désolé
sans herbe et sans traces, sans bords
comme la douloureuse image de l’aveugle,
nue et en suspens, rassemblée
dans le cercle de la solitude,
tel est l’ultime fruit de l’amour
qui ne garde pour lui
que la pauvreté désertée de l’os.
J’ai le cerveau peuplé de femmes.
J’ai dû avoir le crâne
défoncé quelque part,
et dans ma tête jaillit en murmurant
une fontaine d’amour.
Dans cette région d’ombre
je marche comme un pèlerin
ou comme un moine.
Derrière chaque tournant
se montre un visage silencieux
blanc comme une pierre tombale.
VALERIO MAGRELLI | Traduit de l’italien par Jean-Yves Masson 2016-05-04