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Le chantre de l’entre ou le poète comme arpenteur de la nuit et de la ville
Le chantre de l’entre ou le poète comme arpenteur de la nuit et de la ville
Hassan Laghdache
Poèmes en seul majeur (L’Harmattan, Coll. Poètes des cinq continents, 2015) est le troisième recueil du poète et essayiste Abdelghani Fennane. Recueil qui s’inscrit dans une continuité créative avec sa singularité et son souffle poétique, riche en emprunts subtiles et variés. L’épigraphe d’Octavio Paz en est un parmi tant d’autres se répercutant à travers tout le recueil sinon dès le titre par l’évocation de la nuit, du silence et de la main : « Dans la nuit des paroles égorgées, mes sœurs et moi, nous tenant la main, nous sautons et chantons autour du l, seule tour restée debout dans l’alphabet rasé » [cf. Liberté sur Parole 1958. Traduction J. Clarence Lambert. Éd. Gallimard]. De cette main poétique, surgit un « seul majeur » comme une provocation/évocation visuelle. Une évocation que vient confirmer juste après la photo de Klavdij Sluban, [Transsibérien 2007] montrant une ville de charbon où règnent le silence et le vide. Cette photo liminaire du traducteur et photographe slovène, qui se trouve actuellement au Musée de la photographie à Braga au Portugal, mettant en instance le temps de la lecture, nous introduit dans le silence poétique, celui d’une parole parlante en quête de reterritorialité et de filiation artistique
A certains égards, Poèmes en seul majeur est un recueil de la ville dans sa matérialité présente et son imaginaire transcendantal : « Et la ville résonne par moments aux coûts intermittents de leurs marteaux / Ils frappent des effigies décomptent le néant/ dans leurs têtes illuminées marchent les caravanes de sel les esclaves de Tombouctou » (p. 19). La physionomie de la ville, qu’il s’agisse de sa ville natale Marrakech ou d’autres villes, constitue la liturgie de la foi du poète. Lisbonne, cette capitale du Portugal, pays péninsulaire, est intensément célébrée dans le recueil avec sa fameuse place « le Chiado » où trônent les statues de plusieurs poètes (Costa Mota, Camões, Pessoa…) ; avec son Fado, ce chant populaire mélancolique qui dit la difficulté à sur-vivre au faste passé des grandes découvertes maritimes, le chagrin, l’exil, le fatum. La ville sert aussi de relais pour rendre hommage à des artistes, des « exiloglottes » comme les appelle le poète Abdelghani Fennane, un parmi d’autres néologismes dans ce recueil, comme Taha Sabiâ, le peintre irakien installé à Marrakech. L’exil n’est pas ici une fuite ; il devient chez Abdelghani Fennane une distance, un entre-deux (« Ni patrie ni exil / L’entre », p. 50) pour une réflexion sur soi, sur les autres et sur le monde. En s’interrogeant sur la distance, l’errance, la nostalgie, le voyage, le déplacement, le poète en vient par la même occasion à s’intéresser aux ancêtres, à ces peuples premiers, les Numides, les caravaniers, ces premiers arpenteurs
Poèmes en seul majeur est aussi un parcours de connaissance et d’illumination qui chemine sur la fleur du feu à l’image de Pétrarque qui se brûle par inspiration. Le poème est l’épreuve d’un passage et d’un arpentage dont la ville et la nuit sont les deux « lieux » (voir la section « Noctamvilles », pp. 53-72). Cette nuit qui fascine et inquiète étant l’inconnu, l’informe, l’insaisissable, le toujours mouvant. Elle oscille par ce jeu de rapports entre raison et déraison. C’est en émergeant de ce magma nocturne que la parole et la pensée poétiques adviennent (cf. Le poème cosmogonique de Parménide). La nuit chez le poète perdure aux marges, qu’il s’agisse de l’inspiration ou du cheminement du sujet cartésien qui pense comme un homme qui marche seul dans les ténèbres. Il en va de même de la parole poétique dont le mythe fondateur d’Orphée renvoie à la nuit en ce qu’elle est le lieu de puissances infernales ; c’est au plus noir de la nuit que retentit le cri d’Eurydice. C’est également une réaction du poète contre le jour aveuglant du vide, de l’arbitraire et du long tunnel qu’est la ville. Un questionnement poétique qui affirme que la nuit est « le tout » comme disait Goethe dans Faust, lorsque Méphisto invite Faust à regarder l’impensé du monde, à affronter l’errance du sentiment que procure la nuit. Cette prédilection de la nuit s’explique par un défi : si la nuit désarticule le sujet, alors le poète Abdelghani Fennane y voit une possibilité de voir advenir en une épiphanie d’images filées. Il y a du vivant dans « Noctamvilles » en osmose avec l’être et l’univers. Dans la nuit se tiennent nos apprentissages nous dit Fennane pour déchiffrer le hiéroglyphe du monde et de l’Autre. La Nuit/le Noir à réhabiliter : « Et cependant que monte la nuit », p. 39. Un des points forts de ce recueil où le poète revendique sa « négritude » : « Je suis nègre ; / Je clame le sujet et la différence maculée » (p. 83). « La nuit du poète est sans consolation / Désert qui s’abreuve de sa soif/Source qui porte son filon/ De lumière Au loin. », p. 67, dit encore le poète. Cette vision nocturne ouvre des béats dans la mémoire future du poète qui clame un avenir tourné vers le possible et l’illimité. Cet état indécis partagé entre le lisible, le sonore et le visible correspond à une rêverie qui nous met à l’origine de l’être parlant où l’on puisse entendre la patine des consonnes et la volupté des voyelles (selon Barthes). Le poétique devient par moments narratif dans Poèmes en seul majeur comme dans « Hymne au Disparu », pp. 76-77, qui remémore les émeutes de Marrakech en 1984 ou dans « Juste avant l’oubli », pp. 78-79, poème qui rend hommage à l’artiste peintre Abbés Saladi et à son univers fantasmagorique et mystérieux et qui est aussi un éloge de la folie artistique et de la fuite. Le point commun entre le poète et le peintre est la fascination du signe qui a happé le peintre. Le poème éclaire d’une lumière foudroyante la genèse du processus créatif, une façon d’affirmer « l’immortalité laurée » comme disait Paul Valéry : « Tu étais pour moi la ligne de fuite », p. 78 ; « Tout art est folie », p. 79, écrit encore Abdelghani Fennane. L’artiste-poète est aussi un forgeron qui utilise les ressources du feu et de son endurance pour amadouer le fer. Le poète est comme le dieu Héphaïstos qui flambe. Paradoxalement, l’élément de l’eau, antidote du feu, forge aussi le sensible du monde qu’évoque le poète Abdelghani Fennane : « Poète qui danses sur ta corde / De ta chute naissent l’entre-chant / Et l’entre-jour / Comme un geyser » (p. 29). Un amour fusionnel lie le poète à la mer dans un rêve chatouillant. Qu’il s’agisse du voyage sur les traces des navires disparus, des captures de lumière avec son appareil photo la lumière sur la plage d’une ville quelconque ou du retour à la mer dans ce qui aurait pu être le dernier poème du recueil. Le calligramme de l’archipel dans « L’étoile de mer », pp. 92-95, sert de mode d’appropriation de l’espace scriptural mimant à la fois l’isolement et l’interconnexion des îles. Le poème est un voyage « Vers… / Entre», p. 96, ou un plongeon dans les profondeurs abyssales de l’esprit et de l’âme : « Homme libre tu chériras la mer » disait Baudelaire et Fennane de nous inviter à partager son expérience d’arpentage dans une intimité fluctuante. Dès lors, Poèmes en seul majeur est une mise en rythme hétéroclite dans la langue. Le poète voit dans les mots une matérialité susceptible d’être l’objet d’une recherche plastique et visuelle. L’œuvre se présente comme une réflexion sur la relation entre le sujet et l’objet, la représentation de l’objet et sa nomination. C’est aussi une œuvre qui se permet de formuler et de débattre des idées (cf. Georg Brands). Les entrées thématiques de la ville, de la nuit, de l’exil et de la mémoire en devenir magnifient l’œil de l’esprit. La poésie de Fennane est une poésie de voyage ; elle a pour devenir une parole qui déconstruit dans la lenteur propre au dire poétique l’identité et anéantit le poète dans l’immortalité
2017-01-22