Par Eva Cantarella
Parmi les histoires que nous transmet le mythe grec, il y en a certaines qui racontent des amours qui arrivent même à vaincre la mort, telles l’histoire d’Orphée et d’Eurydice, ainsi que celle d’Alceste et d’Admète.
Commençons par la première: fils d’une muse, Calliope, et d’Oeagre, roi de la Trace, mais selon certains son véritable père aurait été Apollon, Orphée était capable de produire, avec la lyre et l’accompagnement du chant, des mélodies si extraordinaires qu’il arrivait à attendrir les bêtes féroces, calmer les tempêtes … les poissons sortaient de la mer pour l’écouter, et même les rochers, enchantés, le suivaient … Mais la plus célèbre de ses entreprises était celle qui lui avait permis de triompher, par l’amour, sur la seule force que les hommesne pouvaient pas maîtriser, la mort.
Un jour sa magnifique épouse, Eurydice, courant dans un champ pour se déroberaux avances d’un dieu, avait été mordue par une vipère cachée dans l’herbe, qui l’avait tuée.Orphée était devenu fou de douleur : la vie sans Eurydice n’était pas seulement intolérable, mais aussi inconcevable. Poussé par le désespoir il avait décidé de descendre dans l’Hadès, pour que les seigneurs de ce monde sombre, Hadès et Perséphone, lui rendent sa femme du moins jusqu’au moment où, à un certain âge, elle aurait dû naturellement y retourner pour toujours. Cette requête avait bouleversé le royaume d’Hadès. Devant la passion d’Orphée il n’y avait pas eu une seule âme qui n’avait pas éclaté en sanglots, même pas les terribles Erinyes. Finalement les résistances d’Hadès et Perséphone étaient tombées, et Orphée avait obtenu qu’Eurydice revienne avec lui à la lumière du soleil, mais à une condition : Orphée n’aurait pas dû se retourner pour la regarder tant qu’ils n’avaient pas quitté le royaume des morts.
Cependant, à ce moment là, les choses se compliquent, et le mythe donne deux versions différentes de ce qui se passa ensuite. Selon la version la plus connue, Orphée, ne pouvant pas résister au désir de voir Eurydice, se serait retourné faisant disparaître, évaporer dans l’air son amour. Mais de cette version, parvenue jusqu’à nous à travers les poètes latins (en particulier Virgile et Ovide), on trouve très peu de traces dans les sources grecques. La version grecque en effet prévoyait une fin heureuse, à la quelle se réfère aussi Euripide dans Alceste, une tragédie qui raconte une autre histoire d’amour, dans laquelle l’un des deux amants a le pouvoir de restituer la vie à l’autre. C’est l’histoire d’Admète, qui obtient le pouvoir de ramener à la vie sa femme Alceste, qui avait, par amour, accepté de mourir à sa place. Comme écrit Platon, Alceste put revenir en vie comme récompense de son sacrifice en faveur d’Admète. Dans cette tragédie, Euripide fait prononcer à Admète une phrase adressée à sa femme, quiévoque la conclusion heureuse de l’histoired’Orphée :
« Si j’avais la voix et les accents d’Orphée, pour fléchir par mes chants la fille de Gérés ou son époux, et te ravir aux enfers, j’y descendrais. Ni le chien de Pluton, ni le conducteur des âmes, Caron, avec sa rame, ne m’empêcheraient de te ramener à la lumière du jour. Du moins attends-moi là-bas, quand je mourrai ; prépares-y ma demeure pour l’habiter avec moi ; car j’ordonnerai qu’on me place dans le même cercueil de cèdre, pour que mes flancs reposent auprès de tes flancs. Que la mort même ne me sépare jamais de toi, qui seule m’as été fidèle ! »
Donc, pour Euripide l’entreprise d’Orphée s’était terminée avec succès : l’amour, l’histoire nous enseigne, dans la tradition grecque, peut être plus fort que la mort. Et la tradition latine ? Peut-être nous enseigne elle les risques possibles de l’excès d’amour.
Eva Cantarella, professeur émérite de droit romain et de droit grec, a enseigné à l’université de Milan, Camerino, Parme, Pavie et dans plusieurs universités étrangères (New York University, University of Texas, Université de Saint-Jacques de Compostelle). Elle s’est occupée de problèmes liés à la naissance du droit, du droit criminel, de l’histoire de la sexualité et de la condition féminine. Parmi ses livres traduits : Selon la nature, l’usage et la loi : La bisexualité dans le monde antique, trad. Marie-Domitille Porcheron, Paris, La Découverte, 1991;Pompei : les visages de l’amour, Paris, Albin Michel, 2000 ; Ithaque. De la vengeance d’Ulysse à la naissance du droit, Paris, Albin Michel, 2003 ; Les peines de mort en Grèce et à Rome, Paris, Albin Michel, 2010.