Xavier Frandon
J’ai arrêté la pression en posant un doigt dessus. Je tiens debout, des fourmis dans les jambes, des abeilles qui me grignotent à l’intérieur et j’ai l’impression que la vague va gagner. C’est comme si la somme des savoirs, qu’on m’injecte par intermittence pour que je tienne, ne suffira pas à tout contenir. On me conseille de me recentrer. On me promet qu’on me remplacera si je subis le coup de fouet, qu’un autre prendra ma place, mettra son doigt. Une jeune assistante me passe une serviette éponge sur le visage. J’ai soif. Aussitôt on m’apporte à boire. J’ai faim. On me sert un copieux repas à base de fortifiant. Je m’assiérai bien quand même. Je lutte contre l’envie d’un petit somme, je me dis que ce ne serait pas très grave, juste dix minutes de repos, mais je sais bien que c’est impensable. Tout le monde compte sur moi. Il y a des supporter qui se relaient pour raffermir ma volonté. Ma famille aussi a fait le déplacement. Mes enfants, ma compagne, sont un peu inquiets. Mais cette fierté qu’ils dégagent à mon endroit me conforte. Je n’ai pas le droit de défaire l’acte, je n’ai pas celui de décider quand, ni où, ni comment la pression dictera sa course. La pression. Quand j’y pense, je me demande si on ne l’a pas un petit peu inventé, si on n’a pas fabriqué une légende fondée sur nos peurs réunies, sur nos ambitions positivistes. Si ça se trouve, en retirant mon doigt, il ne se passerait rien du tout! Peut-être qu’en sautant d’un bond sur le côté, en me retirant, ça coulerait encore, disons, quelques secondes puis ça se tarirait tout seul? Mais est-ce que j’ai le droit, ou la liberté, de décider seul de mon action? Est-ce que je ne mettrai pas les autres, ceux que j’aime surtout, en danger de mort, ou au moins en danger de chagrin? Personne ne m’a obligé à fourrer mon doigt là-dedans. Et les autres, pourquoi me soutiennent-ils? Ils n’ont pas mis leur doigt là dedans, eux? On m’explique une affaire de destin, de rôle inscrit sur une tablette, on m’explique aussi, sans doute pour me conforter encore plus, la position privilégiée dont j’ai hérité pour tenir ma place, des facteurs inhérents à ma personnalité, une certaine forme physique, une façon de voir les choses. Mais si je stoppe, n’aurais-je pas une action tout aussi importante, courageuse et volontaire qu’en commençant? Voilà qu’on me menace. Si je stoppe, je serai déchu. Si je stoppe on me retira au moins la moitié de mon honneur. Historiquement, c’est en allant au bout qu’on devient un véritable personnage. Tout le reste disparaît dans la masse. Ce qui ressort de la masse c’est la façon de mourir, soit que celle-ci soit spectaculaire, soit que l’accumulation des actes les années précédentes fasse de la mort l’arrêt violent d’une satisfaction populaire : en arrêtant, on rompt un système où ronronne dans l’aise le positif et le négatif de l’oeuvre. C’est ainsi qu’on est accepté, porté par la critique positive déformée par l’amour autant que par l’insanie. Et donc que faire? Je ne sais plus depuis combien de temps j’ai foutu mon doigt là-dedans. Je crois aujourd’hui que je préférerai mille fois être une parcelle de masse qu’un atome. Mais dans le fond, je le suis toujours, une parcelle de masse. Et en même temps, atome, je le suis aussi? Je gravite. La pression monte encore. Elle monte. Je fais comme si rien n’avait changé alors que je sens, que je ressens que ça monte. On me demande si ça va. Je retiens ma sueur. Je retiens l’impavidité rigide qui me prend le visage. Je dis que ça va, que tout est encore normal. Ca lâchera dans très peu de temps. Ca lâchera. S’ils savaient. Je ne veux pas les inquiéter. Je me refais une face victorieuse, déterminée par les symboles. Pour leur montrer, je lance un cri de guerre, je montre de ma main libre le drapeau et alors ils hurlent avec moi, on m’apporte deux bières, on me passe sur les épaules un manteau d’or. La pression sera bientôt optimum. Combien de temps durerai-je
“Xavier Frandon né en 1979 dans le Sud Est de la France. Après avoir obtenu un Master 2 en Histoire médiévale à Lyon il a intégré une administration où il exerce un métier de travail social. Depuis six ans il publie régulièrement des poèmes en vers ou en prose dans une quinzaine de revues. Il a participé également à deux anthologies des éditions Corps Puce, et participera à deux prochaines en 2016 (publications au printemps). Xavier Frandon est l’animateur du projet de poésie collective et publique PAQCAD (“La poésie a quelque chose à dire”) relayé via Facebook et qui rassemble aujourd’hui plus de quarante auteurs. Il a fondé avec trois amis poètes un collectif de diffusion dont le nom est “La girafe à pistons”, et publié par ce biais un premier roman (Rose Moutarde). Enfin, il participe le plus régulièrement possible à des lectures publiques à Paris