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Elisa Chimenti (Naples, 1883-Tanger, 1969): la traversée infinie de l’écriture entre les mondes, entre les langues

Par Camilla Maria Cederna

Comment décrire en peu de mots la personnalité de cette femme exceptionnelle, originaire d’Italie, ayant vécu presque toute sa vie au Maroc, voyagé partout, connaissant et enseignant un nombre impressionnant de langues, et qui a consacré toute sa vie et son oeuvre au dialogue entre les cultures ?

Agée à peine de quelques mois elle quitte sa ville natale pour se rendre en Tunisie, avec sa famille et son père, médecin et libre penseur, peut-être pour des raisons politiques. C’est ici qu’elle apprend l’arabe. Ensuite, entre 1890 et 1899, la famille s’installe à Tanger, où le père est appelé par le sultan Moulay Hassan I, et où Elisa restera jusqu’à la fin de sa vie en 1969. A l’époque, Tanger était une ville cosmopolite, pour la plupart musulmane et juive, qui accueillait les réfugiés de toutes nationalités, qui jouissaient d’une grande liberté. Elisa accompagnait son père dans ses voyages, devenant une précieuse collaboratrice, intermédiaire entre son père et ses patientes. C’est ainsi qu’elle commence à s’intéresser à la vie et à la culture des personnes des milieux sociaux les plus divers avec lesquelles elle entre en contact grâce au travail de son père. Elle obtient une éducation cosmopolite, fréquentant l’Alliance Israélite Universelle (ouverte à Tanger en 1874), l’Ecole coranique, et surtout la Pharmacie Sorbier, sorte de cénacle situé au centre de la Medina, dans le Petit-Socco, le marché fréquenté par les émigrés européens, qu’on retrouvera dan son œuvre Petits blancs marocains. Elle voyage à travers l’Europe, (Portugal, Angleterre, Hollande, Allemagne, Pologne, Russie), apprend 15 langues, y compris l’arabe, le berbère, l’hébreu, le darija (dialecte marocain), ainsi que des langues anciennes, et se forme grâce à la très riche bibliothèque paternelle. En 1914 elle fonde, avec sa mère, l’école italienne de Tanger, où elle enseignera pendant quarante ans. Cependant, dans les années vingt, n’ayant jamais caché sa pensée libre et antifasciste, elle sera la victime du régime de Mussolini, qui lui saisira tous ses meubles, livres, et élèves, lui interdisant l’enseignement pour quelques années, et installera l’école dans le Palais des Institutions Italiennes. Le procès contre le gouvernement italien dura presque trente ans, et malgré la sentence finale en sa faveur, elle n’obtiendra jamais la pleine l’indemnisation dont elle avait droit.

Avec son immense culture elle maîtrise des différents domaines, de l’anthropologie, à la sociologie, l’ethnologie, la littérature. Elle cherche les racines de la culture marocaine à travers les mythes et les traditions communes avec la culture berbère et arabe, ainsi que de l’Afrique noire et du Moyen Orient. Jeune femme d’un savoir immense, elle connait parfaitement les textes sacrés des trois religions monothéistes. Elle enseigne plusieurs langues : arabe littéraire, arabe parlé, italien, anglais, espagnol, français. Outre l’enseignement, elle se consacre à l’écriture de romans, poésie et nouvelles et collabore avec de nombreuses revues internationales. Dans les années ’50, dans ces deux salons, elle reçoit les personnes de toutes les conditions, ainsi que les intellectuels appartenant à toutes les communautés et les religions présentes à Tanger à l’époque.

Elle nous a laissé un ensemble très riche d’ouvrages (dont une grande partie est encore inédite) : des romans, des essais et plusieurs recueils de poèmes. Son écriture, le résultat du métissage linguistique et culturel, est un exemple des plus intéressants, du point de vue non seulement littéraire mais aussi historique et anthropologique, d’une création et d’une réflexion interculturelle concernant tous les domaines de l’univers marocain (objets, pratiques, vie quotidienne, mythes, croyances). Elle consacre une attention particulière à la vie des femmes, à leurs peines, leurs comportements et stratégies de survie, comme par exemple dans ses oeuvres : Eves marocaines (1935), Chants des femmes arabes (1942), Au cœur du Harem (1958). On retrouve des sujets intimes tels l’amour et la souffrance liée à la déception et à l’absence, ou en relation à l’environnement naturel et à l’histoire de la ville de Tanger pendant la période internationale ; ou encore de récits concernant les traditions et les croyances du Maroc préislamique, arabe, et des trois religions monothéistes qui cohabitaient alors pacifiquement dans le pays, tels les Légendes marocaines (1950), Les petits blancs marocains (publié dans le Journal de Tanger entre 1950-960), Le sortilège et autres chants séphardites (1964). Quelques uns de ces textes on été recueillis dans une anthologie (Elisa Chimenti. Anthologie, Editions du Sirocco e Senso Unico Editions, Maroc, 2009).

En mars 2010 a été créé la Fondation Méditerranéenne dédiée à Elisa Chimenti (http://www.elisachimenti.org/accueildef.html) qui a réalisé un travail précieux de catalogage et conservation des manuscrits de la poétesse.

POEMES D’ELISA CHIMENTI

 

Tanger avant l’aurore                                                  

 

La nuit meurt.

L’obscurité règne encore

Sur la face du monde

Mais elle n’engendre plus

Ni démons ni craintes

Car on sent déjà

Qu’elle va disparaître.

Un coq chante, et un autre

Leur cri rauque, insistant

Qui nait dans le triomphe

Et meurt dans une tristesse infinie

Rompt le profond silence

Le vent se lève de la mer et soupire

Qui précède le jour.

Un frisson glace les vivants

Un jour va naître

Avec ses fatigues et ses peines

(paru dans la revue « Magrib », 15 août, 1948)

DE CHANTS DE FEMMES ARABES (1942)

(Poèmes choisis par Camilla Maria Cederna)

Je suis allée chercher un rêve pour toi

 

Je suis allée chercher un rêve pour toi,

Un rêve parfumé de thym et de marjolaine,

Baigné des gouttes de la rosée matinale.

Je suis allée chercher un rêve pour toi

Le long des haies vertes et fleuries,

Un rêve bleu comme les pervenches étoilées,

Léger comme l’aile d’un papillon

Et bourdonnant comme une abeille.
Je suis allée chercher un rêve pour toi

Tut le long de l’oued brillant et frais,

Un rêve d’or comme les ajoncs et les iris,

Délicat comme l’aubépine et clair

Comme l’eau qui coule et s’en va.

Je suis allée chercher un rêve pour toi

Dans les profondeurs vertes de la forêt,

Un rêve tendre et mystérieux,

Harmonieux comme un chant d’oiseau,

Peuplé de génies et d’abeilles.
je suis allée chercher un rêve pour toi

Tout au fond de mon triste cœur.

Je n’y ai trouvé qu’un mélancolique chanson,

Une chanson lente faite de regrets et d’espoirs.

Prends les rêves et les chansons, ô mon ami,

Et prends mon amour fidèle.

Prends ma vie, toute ma vie, ô toi que j’aime

Et me donne une seule de tes pensées volages.

Le four du potier

Ma poitrine est pareille au four du potier,

A l’extérieur, tu n’aperçois ni feu ni fumée,

Au centre brûle une flamme

Capable d’embraser le monde.

Pour te convaincre de mon amour

Pour te convaincre de mon amour, je voudrais trouver des mots puissants, des mots magiques, plus doux que le miel blanc du Riff, que susurrement du vent d’été dans le feuillage.

Pour te convaincre de mon amour, il me faudrait les mots que les génies murmurent à leurs compagnes le soir dans les jardins enchantés de lune, parmi les jasmins et les roses…

Il me faudrait les paroles éternelles que Medjenoun, fou d’amour, chantait à Leila, sa belle, ou ceux qu’Adam, réveillé du néant, disait à la jeune Eve sous les arbres du Paradis.

Pour les trouver, ces mots puissants, j’ai interrogé les amants et les siècles, j’ai interrogé les poètes et mon cœur, mon cœur brûlant, tendre et fidèle …

Dans mon cœur, j’ai trouvé les paroles qu’il faut à mes lèvres pour te convaincre de mon amour … je t’aime, je t’aime, voilà les paroles magiques que j’ai trouvées.

Tristesse

Je songe aux approches de l’hiver

Dont le souffle glacé m’arrive

A travers les molles tiédeurs

De l’automne finissant,

A la solitude à laquelle tu condamnas

Mon cœur désormais sans amour.

T je pleure.

Le soleil meurt dans un couchant

D’une tristesse infinie,

La nuit angoissante descend

Sur mon âme comme un suaire,

Les spectres du passé me hantent

Et le regret de ma vie perdue,

De ma vie que tu dédaignas.

VOIX DU VENT ET DES FLOTS

(Poèmes inédits choisis par Camilla Maria Cederna)*

 

L’océan

 

L’océan ?

Quelque chose d’immense

De divin, de terrible

Digne de vénération

De crainte et d’amour

 

La mer et le ciel

Deux infinis

La voix de Dieu y parle

A nos cœurs plus claire

Plus proche, plus profonde

La mer

Beauté étrange

Qui parle à l’âme

Le langage profond

De la nature

Elle attire, subjugue

Et attache les cœurs

Par la puissance du mystère.

Devant son immensité

Les premiers hommes

S’inclinèrent tremblants

Et l’adorèrent.

L’ocean encore

Il demeure pour les humbles

Quelque chose de terrible

Et de divin et de secret

Digne de vénération et d’amour

Les flots

Silence profond, absolu

Le vent dit quelque chose

A voix basse à quelqu’un

Comme s’il y avait la crainte

De réveiller les puissances

Dangereuses endormies

Au fond des flots

La mer encore

Belle et tragique dans sa désolation

Rien n’arrête son énergie profonde

Ses eaux donnent de cruels tourments

Et de véhémentes ivresses

A ceux qui l’approchent.

Inconstante, lointaine, implacable

La mer avec ses rugissements

Ses furies terribles et hautaines

Ses tristesses, son admirable splendeur

Ets pour les yeux et pour le coeur

Un spectacle grandiose.

Ouragan sur la mer

 

Révolte bleue du flot

Déploiement de forces

Eclairs vifs de clarté

Séduction d’abîme

Qui attire et promet

Et détruit et tue

Hurlements de colère.

(*mes remerciements aux responsables de la Fondation Méditerranéenne et à Ahmed Benchekroun pour m’avoir facilité le travail de recherche dans l’univers poétique d’Elisa Chimenti)

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