Par Camilla Maria Cederna
Comment décrire en peu de mots la personnalité de cette femme exceptionnelle, originaire d’Italie, ayant vécu presque toute sa vie au Maroc, voyagé partout, connaissant et enseignant un nombre impressionnant de langues, et qui a consacré toute sa vie et son oeuvre au dialogue entre les cultures ?
Agée à peine de quelques mois elle quitte sa ville natale pour se rendre en Tunisie, avec sa famille et son père, médecin et libre penseur, peut-être pour des raisons politiques. C’est ici qu’elle apprend l’arabe. Ensuite, entre 1890 et 1899, la famille s’installe à Tanger, où le père est appelé par le sultan Moulay Hassan I, et où Elisa restera jusqu’à la fin de sa vie en 1969. A l’époque, Tanger était une ville cosmopolite, pour la plupart musulmane et juive, qui accueillait les réfugiés de toutes nationalités, qui jouissaient d’une grande liberté. Elisa accompagnait son père dans ses voyages, devenant une précieuse collaboratrice, intermédiaire entre son père et ses patientes. C’est ainsi qu’elle commence à s’intéresser à la vie et à la culture des personnes des milieux sociaux les plus divers avec lesquelles elle entre en contact grâce au travail de son père. Elle obtient une éducation cosmopolite, fréquentant l’Alliance Israélite Universelle (ouverte à Tanger en 1874), l’Ecole coranique, et surtout la Pharmacie Sorbier, sorte de cénacle situé au centre de la Medina, dans le Petit-Socco, le marché fréquenté par les émigrés européens, qu’on retrouvera dan son œuvre Petits blancs marocains. Elle voyage à travers l’Europe, (Portugal, Angleterre, Hollande, Allemagne, Pologne, Russie), apprend 15 langues, y compris l’arabe, le berbère, l’hébreu, le darija (dialecte marocain), ainsi que des langues anciennes, et se forme grâce à la très riche bibliothèque paternelle. En 1914 elle fonde, avec sa mère, l’école italienne de Tanger, où elle enseignera pendant quarante ans. Cependant, dans les années vingt, n’ayant jamais caché sa pensée libre et antifasciste, elle sera la victime du régime de Mussolini, qui lui saisira tous ses meubles, livres, et élèves, lui interdisant l’enseignement pour quelques années, et installera l’école dans le Palais des Institutions Italiennes. Le procès contre le gouvernement italien dura presque trente ans, et malgré la sentence finale en sa faveur, elle n’obtiendra jamais la pleine l’indemnisation dont elle avait droit.
Avec son immense culture elle maîtrise des différents domaines, de l’anthropologie, à la sociologie, l’ethnologie, la littérature. Elle cherche les racines de la culture marocaine à travers les mythes et les traditions communes avec la culture berbère et arabe, ainsi que de l’Afrique noire et du Moyen Orient. Jeune femme d’un savoir immense, elle connait parfaitement les textes sacrés des trois religions monothéistes. Elle enseigne plusieurs langues : arabe littéraire, arabe parlé, italien, anglais, espagnol, français. Outre l’enseignement, elle se consacre à l’écriture de romans, poésie et nouvelles et collabore avec de nombreuses revues internationales. Dans les années ’50, dans ces deux salons, elle reçoit les personnes de toutes les conditions, ainsi que les intellectuels appartenant à toutes les communautés et les religions présentes à Tanger à l’époque.
Elle nous a laissé un ensemble très riche d’ouvrages (dont une grande partie est encore inédite) : des romans, des essais et plusieurs recueils de poèmes. Son écriture, le résultat du métissage linguistique et culturel, est un exemple des plus intéressants, du point de vue non seulement littéraire mais aussi historique et anthropologique, d’une création et d’une réflexion interculturelle concernant tous les domaines de l’univers marocain (objets, pratiques, vie quotidienne, mythes, croyances). Elle consacre une attention particulière à la vie des femmes, à leurs peines, leurs comportements et stratégies de survie, comme par exemple dans ses oeuvres : Eves marocaines (1935), Chants des femmes arabes (1942), Au cœur du Harem (1958). On retrouve des sujets intimes tels l’amour et la souffrance liée à la déception et à l’absence, ou en relation à l’environnement naturel et à l’histoire de la ville de Tanger pendant la période internationale ; ou encore de récits concernant les traditions et les croyances du Maroc préislamique, arabe, et des trois religions monothéistes qui cohabitaient alors pacifiquement dans le pays, tels les Légendes marocaines (1950), Les petits blancs marocains (publié dans le Journal de Tanger entre 1950-960), Le sortilège et autres chants séphardites (1964). Quelques uns de ces textes on été recueillis dans une anthologie (Elisa Chimenti. Anthologie, Editions du Sirocco e Senso Unico Editions, Maroc, 2009).
En mars 2010 a été créé la Fondation Méditerranéenne dédiée à Elisa Chimenti (http://www.elisachimenti.org/accueildef.html) qui a réalisé un travail précieux de catalogage et conservation des manuscrits de la poétesse.
POEMES D’ELISA CHIMENTI
Tanger avant l’aurore
La nuit meurt.
L’obscurité règne encore
Sur la face du monde
Mais elle n’engendre plus
Ni démons ni craintes
Car on sent déjà
Qu’elle va disparaître.
Un coq chante, et un autre
Leur cri rauque, insistant
Qui nait dans le triomphe
Et meurt dans une tristesse infinie
Rompt le profond silence
Le vent se lève de la mer et soupire
Qui précède le jour.
Un frisson glace les vivants
Un jour va naître
Avec ses fatigues et ses peines
(paru dans la revue « Magrib », 15 août, 1948)
DE CHANTS DE FEMMES ARABES (1942)
(Poèmes choisis par Camilla Maria Cederna)
Je suis allée chercher un rêve pour toi
Je suis allée chercher un rêve pour toi,
Un rêve parfumé de thym et de marjolaine,
Baigné des gouttes de la rosée matinale.
Je suis allée chercher un rêve pour toi
Le long des haies vertes et fleuries,
Un rêve bleu comme les pervenches étoilées,
Léger comme l’aile d’un papillon
Et bourdonnant comme une abeille.
Je suis allée chercher un rêve pour toi
Tut le long de l’oued brillant et frais,
Un rêve d’or comme les ajoncs et les iris,
Délicat comme l’aubépine et clair
Comme l’eau qui coule et s’en va.
Je suis allée chercher un rêve pour toi
Dans les profondeurs vertes de la forêt,
Un rêve tendre et mystérieux,
Harmonieux comme un chant d’oiseau,
Peuplé de génies et d’abeilles.
je suis allée chercher un rêve pour toi
Tout au fond de mon triste cœur.
Je n’y ai trouvé qu’un mélancolique chanson,
Une chanson lente faite de regrets et d’espoirs.
Prends les rêves et les chansons, ô mon ami,
Et prends mon amour fidèle.
Prends ma vie, toute ma vie, ô toi que j’aime
Et me donne une seule de tes pensées volages.
Le four du potier
Ma poitrine est pareille au four du potier,
A l’extérieur, tu n’aperçois ni feu ni fumée,
Au centre brûle une flamme
Capable d’embraser le monde.
Pour te convaincre de mon amour
Pour te convaincre de mon amour, je voudrais trouver des mots puissants, des mots magiques, plus doux que le miel blanc du Riff, que susurrement du vent d’été dans le feuillage.
Pour te convaincre de mon amour, il me faudrait les mots que les génies murmurent à leurs compagnes le soir dans les jardins enchantés de lune, parmi les jasmins et les roses…
Il me faudrait les paroles éternelles que Medjenoun, fou d’amour, chantait à Leila, sa belle, ou ceux qu’Adam, réveillé du néant, disait à la jeune Eve sous les arbres du Paradis.
Pour les trouver, ces mots puissants, j’ai interrogé les amants et les siècles, j’ai interrogé les poètes et mon cœur, mon cœur brûlant, tendre et fidèle …
Dans mon cœur, j’ai trouvé les paroles qu’il faut à mes lèvres pour te convaincre de mon amour … je t’aime, je t’aime, voilà les paroles magiques que j’ai trouvées.
Tristesse
Je songe aux approches de l’hiver
Dont le souffle glacé m’arrive
A travers les molles tiédeurs
De l’automne finissant,
A la solitude à laquelle tu condamnas
Mon cœur désormais sans amour.
T je pleure.
Le soleil meurt dans un couchant
D’une tristesse infinie,
La nuit angoissante descend
Sur mon âme comme un suaire,
Les spectres du passé me hantent
Et le regret de ma vie perdue,
De ma vie que tu dédaignas.
VOIX DU VENT ET DES FLOTS
(Poèmes inédits choisis par Camilla Maria Cederna)*
L’océan
L’océan ?
Quelque chose d’immense
De divin, de terrible
Digne de vénération
De crainte et d’amour
La mer et le ciel
Deux infinis
La voix de Dieu y parle
A nos cœurs plus claire
Plus proche, plus profonde
La mer
Beauté étrange
Qui parle à l’âme
Le langage profond
De la nature
Elle attire, subjugue
Et attache les cœurs
Par la puissance du mystère.
Devant son immensité
Les premiers hommes
S’inclinèrent tremblants
Et l’adorèrent.
L’ocean encore
Il demeure pour les humbles
Quelque chose de terrible
Et de divin et de secret
Digne de vénération et d’amour
Les flots
Silence profond, absolu
Le vent dit quelque chose
A voix basse à quelqu’un
Comme s’il y avait la crainte
De réveiller les puissances
Dangereuses endormies
Au fond des flots
La mer encore
Belle et tragique dans sa désolation
Rien n’arrête son énergie profonde
Ses eaux donnent de cruels tourments
Et de véhémentes ivresses
A ceux qui l’approchent.
Inconstante, lointaine, implacable
La mer avec ses rugissements
Ses furies terribles et hautaines
Ses tristesses, son admirable splendeur
Ets pour les yeux et pour le coeur
Un spectacle grandiose.
Ouragan sur la mer
Révolte bleue du flot
Déploiement de forces
Eclairs vifs de clarté
Séduction d’abîme
Qui attire et promet
Et détruit et tue
Hurlements de colère.
(*mes remerciements aux responsables de la Fondation Méditerranéenne et à Ahmed Benchekroun pour m’avoir facilité le travail de recherche dans l’univers poétique d’Elisa Chimenti)