« Evet, Aslı yalniz degilsin. Yalnız kalmayacaksin. Oui, Aslı, tu n’es pas seule.
Aucun auteur ne mérite d’être jeté en prison à cause de ses écrits
Personne n’ignore que ce fut le cas, au long du siècle précédent, dans beaucoup de lieux au monde, mais qui pouvait imaginer que cela arriverait de nouveau, il y a deux mois, à une romancière, en Turquie ? Aslı Erdoğan, écrivaine centrale de la littérature turque, collaboratrice de différents journaux sur le thème des minorités, a fait la preuve de son courage : elle s’est engagée du côté des opprimés et n’a cessé de dénoncer les défaillances de l’État
Tout en accomplissant son œuvre de romancière et de nouvelliste (mais sans se contenter de rester à sa table d’écrivain) elle a pris le parti des oubliés et des faibles, déchirés entre les guerres, le terrorisme et la répression de l’État. C’est sa fierté
Qu’aimons-nous en elle ? Il semble que l’on ait oublié ses qualités et son talent d’écrivaine, pour se focaliser sur la prisonnière. Quand elle apparut, au début des années 90, sa voix a été immédiatement perçue comme d’une originalité remarquable
Puis, à travers ses romans, et nouvelle après nouvelle, elle a imposé sa “petite musique”
Elle a toujours innové, et continue, ce qui n’est pas le moindre de ses talents, à travers ses oeuvres de fiction, introduisant des portraits de femmes issues de tous les niveaux de la société, femmes en souffrance et en décalage avec leur environnement social, avec les comportements attendus, étranges voyageuses au Brésil ou dans la Mitteleuropa. Elle a inventé des paysages nouveaux en bordure du monde, comme celui que traverse le groupe detrekkers dans le récit Les Oiseaux de bois (Tahta Kuşlar)
Nous découvrons aujourd’hui ses articles écrits avec force et poésie, dont certains parurent dans le journal auquel elle est accusée d’avoir contribué. Puissamment politiques, profondément critiques et totalement convaincants
Mais le plus important, c’est de redire que ses articles n’ont rien à voir avec l’écriture militante ordinaire
Ce sont de purs bijoux, une poésie en prose sur un paysage de souffrance et de terreur
Parfois, ses textes approchent l’écriture apocalyptique et somptueuse des poèmes de Rilke, auquel elle fait si souvent allusion et que si souvent aussi elle cite
La Turquie vaut mieux que l’image que nous avons d’elle. Quoique problématique à plusieurs titres, ce pays n’a jamais cessé de donner de nouvelles générations d’auteurs et d’artistes qui ont, à travers leurs ambitions créatrices, combattu pour exister, pour imposer de nouvelles formes littéraires et défendre leur vision de l’humanisme. C’est pourquoi nous déplorons que ce pays dont nous avons, en tant que maison d’édition, promu la littérature depuis 15 ans, le pays dont nous continuons de soutenir avec foi la littérature, le pays qui régulièrement se plaint de sa mauvaise image à l’étranger, en est arrivé à ce point. Insensé, et cruel
Nous savons que les conditions de sa détention, loin de s’être améliorées, ont au contraire empiré.
La meilleure chose que ses amis et ses éditeurs étrangers peuvent faire est de continuer d’exiger sa liberté. Des voix s’élèvent depuis la Turquie la Norvège, l’Italie, la France, l’Allemagne, la Pologne (et sûrement d’autres encore) et elles ne se tairont pas : nous réclamons le retour d’Aslı Erdoğan à une vie normale, il n’y a pas d’autre solution
Et nous ne baisserons pas les bras
Timour Muhidine, directeur de la collection Lettres turques
À l’initiative de l’agent Pierre Astier, une cinquantaine de professionnels du livre se sont réunis dans l’un des salons de la Foire de Francfort, mercredi 19 octobre, pour affirmer leur soutien à Aslı Erdoğan, emprisonnée à Istanbul depuis le 16 août
La romancière turque Aslı Erdoğan arrêtée et incarcérée
Aslı Erdoğan, l’une des voix les plus importantes de la littérature turque contemporaine, a été arrêtée à son domicile dans la nuit du 16 au 17 août.
Romancière et nouvelliste, Aslı Erdoğan (dont le patronyme, courant en Turquie, n’a pas de lien avec le président du pays) est également une intellectuelle engagée, membre de la rédaction de Özgür Gündem, un quotidien soutenant les revendications des Kurdes, et dont la 8ème cour criminelle d’Istanbul a ordonné le 16 août, la fermeture et l’arrestation de ses collaborateurs.
Mise en garde à vue au Bureau de lutte contre le terrorisme de la Sécurité turque, puis transférée à l’hôpital, certainement à la suite d’un malaise, Aslı Erdoğan a été déférée au tribunal le 19 août sur la base de trois chefs d’accusation : « propagande en faveur d’une organisation terroriste », « appartenance à une organisation terroriste », « incitation au désordre ».
À ce jour, Aslı Erdoğan a quitté la garde à vue et a été placée en détention dans la prison stambouliote pour femmes, Barkirköy.
« En ce qui concerne les écrivains, on s’interroge encore plus : pourquoi s’en prendre à ces voix sincères et talentueuses qui font honneur à la culture turque d’aujourd’hui ? Cela ne rapportera rien, c’est un mauvais calcul et une publicité désastreuse pour un pays qui se plaint toujours de souffrir d’une image négative. Et puis, méfiez vous des femmes fragiles ! Aslı Erdoğan ne l’est qu’en apparence et ce n’est pas demain qu’elle cessera de porter un regard critique sur le monde. »
Timour Muhidine, enseignant à l’INALCO, directeur de la collection “Lettres turques” chez Actes Sud, extrait d’un article paru dans Le Monde diplomatique, le 19 août 2016
Aslı Erdoğan, née en 1967, vit à Istanbul où elle intervient dans le champ politique, notamment pour défendre les droits de l’homme
Physicienne de formation, elle a travaillé au Centre européen de recherches nucléaires de Genève. Elle a vécu et travaillé deux ans à Rio de Janeiro
Actes Sud a publié La Ville dont la cape est rouge (2003), Le Mandarin miraculeux (2006), Les Oiseaux de bois (2009) etLe Bâtiment de pierre (2013)
Le recueil Je t’interpelle dans la nuit (en version bilingue turc-français) est quant à lui publié aux Editions de la MEET (Saint-Nazaire) en 2009. Lauréate de nombreux prix, elle est également traduite en anglais, allemand, italien et suédois, norvégien et arabe et incarne le rayonnement de la nouvelle littérature turque, celle de la génération d’après Orhan Pamuk. Elle figure aux côtés de cinq autres auteurs dont Yachar Kemal et Orhan Pamuk, dans un documentaire tourné par Osman Okkan pour ARTE